Santé mentale en Afrique : briser le tabou pour bâtir un avenir sain

Conflits communautaires et armés à répétition, insécurité alimentaire, catastrophes naturelles, migrations forcées, disparités économiques… Depuis des décennies, les populations africaines vivent au rythme de crises multiples et profondes. Ces situations, souvent prolongées, laissent des traces invisibles mais durables : celles sur la santé mentale. Pourtant, ce sujet reste largement tabou sur le continent. Echange avec le Professeur Serigne Mor Mbaye, psychologue-clinicien sénégalais et directeur du Centre de Guidance Infantile et Familiale (Cegid).

Un enjeu de société encore marginalisé

Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), la plupart des pays africains consacrent moins de 1 % de leur budget de santé à la santé mentale. En moyenne, on ne compte que 0,9 psychiatre pour 100 000 habitants — un ratio cent fois inférieur aux recommandations internationales. Cette pénurie de personnel qualifié est aggravée par l’exode des professionnels vers les pays du Nord, où les conditions de travail sont meilleures.

Pour le Professeur Serigne Mor Mbaye, psychologue-clinicien sénégalais et directeur du Centre de Guidance Infantile et Familiale (Cegid), cette sous-priorisation est dramatique :

« Il est impossible d’élaborer un futur prospère pour le continent avec des ressources humaines entamées par une mauvaise santé mentale », affirme-t-il.

Des sociétés désorganisées et des populations en souffrance

La santé mentale, explique le Professeur Mbaye, repose sur la stabilité, l’équilibre et la sécurité sociale. Or, de nombreuses sociétés africaines connaissent aujourd’hui une profonde désorganisation due aux conflits, à la pauvreté, à l’injustice sociale et au manque de perspectives pour la jeunesse.

« L’Afrique fait face à une telle désorganisation sociale, liée aux conflits communautaires et armés, que c’est un désastre », déplore-t-il.

Les guerres prolongées, comme en République démocratique du Congo depuis près de trente ans, ont détruit les solidarités communautaires et fragilisé les relations humaines. Les populations vivent dans une insécurité permanente, propice aux traumatismes psychologiques. Pourtant, très peu de dispositifs existent pour les accompagner.

Une absence de prise en charge et de prévention

Les gouvernements africains, selon le psychologue, peinent à mesurer l’ampleur du problème. Les bailleurs internationaux, de leur côté, privilégient les maladies infectieuses ou les urgences humanitaires visibles, laissant la santé mentale au second plan.

« Personne ne fait de la prévention, ni ne forme suffisamment de personnel capable de prendre en charge les troubles liés à ces fléaux », souligne le Professeur Mbaye.

Au Sénégal, par exemple, il n’y aurait qu’une trentaine de psychologues pour plus de vingt millions d’habitants. Les drames liés à la migration irrégulière, où des centaines de jeunes perdent la vie en mer, en sont une illustration tragique : ces pertes massives, perçues comme des « suicides collectifs », n’entraînent aucune politique publique de soutien psychologique pour les familles ni pour les survivants.

Former, soigner, sensibiliser : une urgence triple

Depuis plus de vingt-cinq ans, le Professeur Mbaye œuvre à la création de centres de prise en charge psychologique et de formation à travers le continent. Ses initiatives, menées au Sénégal, au Mali, en Centrafrique, au Togo ou au Bénin, visent à soutenir les populations traumatisées par les conflits, les violences sexuelles ou les catastrophes humanitaires.

À Tombouctou, Gao ou Bangui, il a mis en place des espaces d’écoute et d’accompagnement pour les femmes victimes de viols de guerre et les jeunes en détresse. Son centre, le Cegid, a formé plus de deux mille intervenants capables de détecter les troubles post-traumatiques et d’appliquer des techniques de prise en charge brèves, souvent associées à des pratiques traditionnelles apaisantes.

« Il faut aller jusqu’au niveau communautaire pour répondre à l’énormité de la demande sur ces sujets », explique-t-il.
« J’ai formé des femmes à reconnaître les signes des traumatismes dans leur entourage afin qu’elles puissent être les premières vigies du bien-être mental. »

Entre ignorance et stigmatisation

Malgré ces initiatives, le recours à un professionnel de santé mentale reste marginal en Afrique. Le manque d’information, la peur d’être catalogué comme “fou”, ou la croyance en des causes mystiques des troubles mentaux détournent les malades des structures médicales. Ce vide est souvent comblé par des pasteurs, prêtres ou guérisseurs qui, dans certains cas, exploitent la détresse des populations.

« L’effort de communication sur l’importance de consulter un professionnel n’a pas été fait. Beaucoup souffrent en silence sans savoir qu’ils peuvent être soignés », regrette le Professeur Mbaye.

Plaidoyer pour une politique publique forte

Pour le psychologue, les gouvernements africains doivent considérer la santé mentale comme une urgence nationale. Deux groupes méritent une attention particulière : les femmes et les jeunes, les plus exposés aux traumatismes.

Il plaide pour une politique intégrée reposant sur trois piliers : former du personnel qualifié, sensibiliser les populations et soigner les personnes affectées. Les États doivent aussi comprendre que les conséquences des crises mentales sont sociales : perte de productivité, désorganisation communautaire, montée de la violence ou de la migration forcée.

« On ne peut pas bâtir un futur avec des populations affectées par des crises psychiques non prises en charge », insiste-t-il.

Rompre le silence, une responsabilité africaine

Les bailleurs internationaux se montrent peu enclins à financer des programmes de santé mentale. Mais pour le Professeur Mbaye, la responsabilité première incombe aux Africains eux-mêmes :

« Ceux qui exploitent les ressources africaines ne se sentent pas concernés par ces sujets. Ce sont les Africains qui doivent s’en saisir et comprendre qu’il faut investir dans la santé mentale de leurs jeunes générations. »

La santé mentale n’est pas un luxe, conclut-il, mais une condition indispensable à tout projet de développement. Briser le tabou, former, prévenir et accompagner — telles sont les clés pour libérer les forces vives du continent.

« L’Afrique a énormément de ressources humaines, mais encore faut-il les préserver. Le futur du continent dépendra de la santé mentale de sa jeunesse.

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